Par Eric Bouthier, kinésithérapeute et auteur du blog spécialisé dans les maux de dos Comprendre Son Dos.
Introduction
Vous êtes sur le point de partir en vacances avec un ami, et vous relevez le plus grand défi qui soit : charger le coffre de la voiture. Vous êtes celui ou celle qui apporte tous les bagages pour que votre ami s’en occupe (suite à une partie acharnée de pierre-feuille-ciseau). Au bout d’un moment, vous vous apercevez avec effroi qu’il se penche en avant pour ramasser les valises par terre ! Vous lui dites : « Attention, il faut soulever avec les jambes, pas avec le dos, tu vas te faire mal comme ça. Plie les jambes et garde le dos bien droit ! » . Tout le monde sait bien cela, non ?
Nous allons aujourd’hui parler de la manière dont il faudrait soulever les objets légers ou lourds (notez l’usage du conditionnel). L’idée communément admise est qu’il faut garder le dos droit lorsqu’on soulève un objet. Il y a, comme toujours, une nuance à apporter à ce principe. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, soulever un objet en se penchant en avant n’est pas forcément plus dangereux.
Cela va à l’encontre de la majorité des propos tenus dans les médias, par les professionnels de santé, par les formateurs « gestes et posture » en entreprises, etc. J’assume clairement cette position, et je pense qu’une mise à jour des connaissances et des pratiques est aujourd’hui indispensable.
Ce sujet est infiniment riche et controversé. J’apporte dans cet article des éléments de réflexion qui permettent de relativiser la véracité de certaines idées reçues.
Ceux qui soulèvent plus de poids ont-ils plus mal au dos ?
Avant toute chose, que se passe-t-il sur le terrain ? De nombreuses études se sont intéressées au lien entre la manutention (le fait de soulever des charges) et la survenue de douleurs au dos.
Coenen & al [1], dans une méta-analyse, montrent que soulever des charges de plus de 25 kg et/ou soulever des charges plus de 25 fois par jour augmente le risque de mal de dos de 3% à 4% environ. Ils mettent en évidence un effet-dose entre la fréquence, l’intensité et le risque de douleur : plus vous soulevez lourd et/ou souvent, plus vous risquez d’avoir mal au dos.
L’affaire est entendue, porter des charges provoque le mal de dos ? Non ! Un certain nombre d’études arrive à la conclusion inverse. On peut citer par exemple les revues systématiques de Wai & al 2010 [2] et de Kwon & al 2011 [3] , qui ne retrouvent pas de lien de causalité entre manutention et lombalgie.
En l’état actuel des connaissances, nous savons que ceux qui doivent soulever des charges semblent plus à risque de développer une lombalgie, mais nous ne pouvons pas affirmer que c’est le port de charges qui en est responsable !
Qu’est-ce qui peut expliquer un tel flou ? En réalité, la dégénérescence des disques intervertébraux est beaucoup plus due à des facteurs génétiques qu’à des facteurs physiques tels que le port de charge (M.C. Battié & al 2009 [4]). Cette dégénérescence n’est elle-même pas forcément douloureuse (Brinjikji & al 2015 [5]).
Est-ce que tout cela vous rend un peu confus ? Ce n’est pas fini !
Les sportifs qui sont amenés à supporter des contraintes en flexion quotidiennement (comme les skieurs) ne sont pas plus sujets à lombalgie que les autres (Foss & al 2012 [6]).
Une étude montre même que les powerlifters se blessent en moyenne moins que les autres sportifs (Siewe & al 2011 [7]).
Le fait que cette relation soit obscure et controversée doit nous mettre la puce à l’oreille : il y a sûrement plus de facteurs en jeu que la simple « technique » ! Comment certains travailleurs et sportifs arrivent-ils à supporter sans souci de telles contraintes en flexion ?
La colonne vertébrale semble plus solide en position neutre qu’en flexion…
Image adaptée de blog.taoist.org
Plusieurs chercheurs en biomécanique ont évalué la résistance des vertèbres et des disques intervertébraux dans différentes situations.
Une première étude emblématique (Callaghan & McGill 2001 [8]) trouve que les hernies surviennent plus facilement en flexion qu’en position neutre et que chaque disque semble pouvoir subir un nombre fini de flexions-extensions avant de s’abîmer. Une autre étude biomécanique (Wade & al 2015 [9]) montre également que le risque de blessure est plus élevé lorsque les vertèbres sont en flexion, et que ce risque est plus grand si la contrainte survient rapidement.
Les études biomécaniques de ce genre sont relativement nombreuses, ce qui confère du poids à l’hypothèse qu’il vaut mieux éviter la flexion. Cependant, il existe un gros bémol.
Ces études sont quasiment toutes réalisées in vitro , c’est-à-dire dans un laboratoire sur des morceaux de colonnes vertébrales d’origine animale. Nous ne savons donc pas à quel point ces résultats reflètent ce qui se passe réellement à l’intérieur d’un corps humain vivant, avec ses capacités de réparation et d’adaptation !
…mais est-ce vraiment important en réalité ?
Plusieurs études trouvent que la différence de contraintes articulaires entre un squat complètement fléchi et un squat soit-disant « neutre » est négligeable.
L’étude de Dreischarf & al 2016 [10] par exemple, ne retrouve qu’une différence de 4% entre les deux techniques. Kingma & al 2010 [11] montrent que soulever avec le dos fléchi génère moins de forces de cisaillement que lorsqu’on tente de garder le dos droit !
Il existe également un certain nombre d’études (telles que Gooyers & al 2015 [12]) qui montrent que la position neutre ne protège pas d’un certain nombre de blessures. La position du rachis ne serait donc pas le facteur le plus important pour déterminer le risque de blessure.
Globalement, les études se contredisent et on peut trouver d’autres études qui concluent l’inverse. Cette hétérogénéité est suffisante pour remettre sérieusement en question l’idée que fléchir le bas du dos est plus dangereux que de garder le dos droit.
Toutefois, la chose qui m’a le plus surpris lorsque je l’ai apprise est celle-ci : il est impossible de ne pas fléchir la colonne lombaire lorsqu’on ramasse quelque chose au sol. Des chercheurs ont analysé la position de la colonne lombaire de sujets pendant qu’ils ramassaient des objets avec la « bonne technique » et d’autres avec la « mauvaise technique ». En réalité, il n’y a que 10° de différence entre les deux positions, ce qui est faible !
Même lorsque vous faites de votre mieux pour garder le dos droit en ramassant un objet au sol, votre rachis lombaire est quand même fléchi à 40° !
Enfin, si l’on reprend les résultats de l’étude de Callaghan & McGill citée plus haut, on s’aperçoit que le « processus » qui mène à la hernie discale se produit pour une amplitude de flexion très faible . Nous franchissons tous cette limite au cours de nombreuses activités de la vie quotidienne.
Autrement dit, vous ne pouvez pas éviter le soi-disant mécanisme à l’origine des hernies discales. Si on ne peut pas échapper à la flexion, pourquoi s’évertuer à l’éviter ?
« Le meilleur moyen de résister à la flexion c’est d’y céder » disait Oscar Wilde.
Je vous vois froncer des sourcils en lisant cette dernière notion. Faisons une comparaison avec le coude. Cela donnerait : « Les blessures au coude surviennent quand on plie son coude de plus de 30° de manière répétée. Or, nous sommes constamment en train de plier les coudes au-delà de 30° au cours de la journée. Il est impossible pour nous d’éviter ce mouvement ! Alors, pourquoi s’en inquiéter ? »
Dans ce cas, autant faire attention tout le temps, juste pour être sûr… non ?
Arrivés à ce stade du raisonnement, une réflexion censée serait de dire « Puisque nous ne sommes pas sûrs que la flexion est inoffensive.. autant faire attention tout le temps ! ».
Nos croyances et nos attentes influencent énormément l’apparition de la douleur.
Si vous êtes convaincus que se pencher en avant est néfaste, alors il est probable que vous ressentiez de la douleur en le faisant. Lorsque nous, professionnels de santé, disons aux patients de faire attention à leur dos, de ne pas se pencher, etc.. Nous créons des croyances négatives telles que « Mon dos est fragile et a besoin d’être protégé » . Cela fait partie de ce qui s’appelle l’effet nocebo.
Cerise sur le gâteau, nous recherchons constamment des éléments qui confirment nos opinions (le fameux biais de confirmation). De nombreuses personnes tombent ainsi dans un cercle vicieux. Ces croyances sont corrélées à plus de douleur et à de moins bons résultats de prise en charge. On peut citer ici les excellents travaux de Benedetti à ce sujet [13].
Médaille d’or 2017 du nocebo
Pour illustrer l’effet nocebo, voici une petite vidéo qui remplit parfaitement ce rôle. Lorsque vous regardez cette vidéo d’un œil non averti, que pouvez-vous en conclure d’autre que « Il ne faut surtout pas se pencher en avant, sous peine de détruire son dos ! ». Grâce à cette vidéo, vous apprendrez également que les dos peuvent exploser !
Quelles recommandations ?
Pour ramasser un objet léger, lacer vos chaussures, caresser Pantoufle votre chat, ou toute autre activité qui ne demande pas d’effort physique : inutile de faire attention.
Votre dos est fait pour cela. Il n’y a aucune raison d’essayer de maintenir le dos droit dans ces situations.
Concernant les sports et les professions qui impliquent des flexions lombaires répétées avec plus ou moins de charge (manutention), je distingue deux possibilités principales.
Soit vous pratiquez ces activités depuis longtemps et vous n’avez pas mal au dos. Par exemple, vous aimez faire des abdominaux (sit-ups) et jusqu’ici cela ne vous a jamais posé problème. Il serait assez injuste de ma part de vouloir vous interdire cet exercice. Avoir peur de ce mouvement simplement parce qu’il entraine une flexion répétée du bas du dos avec de la contrainte (due aux contractions musculaires) serait comme avoir peur de laisser ses enfants sortir parce qu’ils pourraient se faire enlever par un inconnu. Nous sommes conscient de ce risque, mais nous le jugeons trop faible pour influencer nos choix, et on ne peut pas garder continuellement ses enfants chez soi.
Soit la flexion lombaire est douloureuse chez vous. Votre système nerveux est probablement sensibilisé, et ce d’autant plus que cette douleur est ancienne. Dans ce cas, il peut en effet être intéressant d’éviter temporairement cette flexion pour calmer le jeu, puis ré-explorer progressivement ce mouvement (le tout en travaillant avec un kinésithérapeute).
Enfin, la question des charges lourdes est également épineuse. Je pense notamment aux charges de plus de 20-25 kg que sont amenés à manipuler certains professionnels. Tenter de garder le dos droit semble plus prudent dans cette situation. Toutefois, nous avons vu que cette attitude n’était pas suffisante pour se mettre à l’abri d’une blessure. Il faut donc avoir une approche plus globale. Éviter la flexion lombaire est donc un choix de prudence et de performance, et doit être accompagné d’autres mesures.
Par delà la technique et la position du rachis
La technique parfaite n’est visiblement ni atteignable, ni réellement protectrice.
Comment faire pour minimiser le risque de lombalgie quand on est amené à soulever des objets plus ou moins lourds ?
Plusieurs pistes raisonnables :
Améliorer sa forme physique et sa force musculaire pour ne pas avoir à développer d’effort maximal, et améliorer la tolérance de son dos à diverses contraintes.
Mettre à jour ses croyances à propos du dos et de la douleur : soulever des objets lourds n’est pas forcément dangereux, le dos est solide et stable, et la douleur ne signifie pas qu’il y a nécessairement une blessure.
Expérimenter plusieurs façons de soulever des charges, retenir celles qui paraissent les plus confortables et efficaces, et les pratiquer pour habituer son dos.
Prendre conscience de l’impact d’un style de vie sain (activité physique, alimentation, sommeil, gestion du stress) sur la santé et la douleur.
Augmenter progressivement les charges soulevées (comme à la musculation), pour laisser le temps à votre corps de s’adapter. C’est le principe de l’exposition graduelle.
Respecter ses sensations de fatigue. D’une part, la progression de chaque personne est unique. D’autre part, notre forme physique fluctue au fil des jours : ceci implique de ne pas en demander autant au corps chaque jour, indépendamment d’une fatigue passagère.
Il y a donc beaucoup plus de facteurs en jeu que le simple fait de « garder le dos droit » ou non. L’avantage est que cela ouvre de nouvelles perspectives de prévention, qui pourraient enfin rendre réellement efficaces les programmes de prévention des troubles du rachis, en entreprise ou ailleurs.
Pour finir en beauté cet article, je vous présente le Jefferson Curl, un exercice de musculation qui ferait frémir de nombreuses personnes !
Références :
[1] Occup Environ Med. 2014 Dec ;71(12):871-7. The effect of lifting during work on low back pain : a health impact assessment based on a meta-analysis.
[2] Spine J. 2010 Jun ;10(6):554-66. Causal assessment of occupational lifting and low back pain : results of a systematic review.
[3] Occup Med (Lond). 2011 Dec ;61(8):541-8. Systematic review : occupational physical activity and low back pain.
[4] The Twin Spine Study : Contributions to a changing view of disc degeneration. The Spine Journal, 2009.
[5] AJNR Am J Neuroradiol. 2015 Apr ;36(4):811-6. Systematic literature review of imaging features of spinal degeneration in asymptomatic populations.
[6] Am J Sports Med. 2012 Nov ;40(11):2610-6.
The prevalence of low back pain among former elite cross-country skiers, rowers, orienteerers, and nonathletes : a 10-year cohort study.
[7] Int J Sports Med. 2011 Sep ;32(9):703-11. Injuries and overuse syndromes in powerlifting.
[8] Clin Biomech (Bristol, Avon). 2001 Jan ;16(1):28-37. Intervertebral disc herniation : studies on a porcine model exposed to highly repetitive flexion/extension motion with compressive force.
[9] Spine (Phila Pa 1976). 2015 Jun 15 ;40(12):891-901. “Surprise” Loading in Flexion Increases the Risk of Disc Herniation Due to Annulus-Endplate Junction Failure : A Mechanical and Microstructural Investigation.
[10] J Biomech. 2016 Apr 11 ;49(6):890-895. In vivo loads on a vertebral body replacement during different lifting techniques.
[11] Ergonomics. 2010 Oct ;53(10):1228-38. How to lift a box that is too large to fit between the knees.
[12] Clin Biomech (Bristol, Avon). 2015 Nov ;30(9):953-9. Characterizing the combined effects of force, repetition and posture on injury pathways and micro-structural damage in isolated functional spinal units from sub-acute-failure magnitudes of cyclic compressive loading.
[13] When words are painful : Unraveling the mechanisms of the nocebo effect. Neuroscience, Vol 147, Iss 2, 2007, pp 260-271