Depuis les mouches drosophiles jusqu’aux dauphins, toute créature a besoin de fermer les yeux. Pourquoi nous dormons demeure l’un des plus grands mystères en biologie, bien que les indices résident dans le cerveau.

Nous passons environ un tiers de notre vie à dormir. Si nous en sommes privés pendant une trop longue période, nous sommes physiquement malades. Ainsi, il est pour le moins incompréhensible que nous ne sachions toujours pas vraiment pourquoi nous devons dormir.

À première vue, la réponse semble évidente : nous dormons pour que nos cerveaux et nos corps se reposent et récupèrent. Mais pourquoi ne pas se reposer tout en étant conscient ? Ainsi nous pourrions être sur nos gardes face à toute menace. Et si la récupération signifie que des choses vont être réparées, pourquoi cela ne peut-il pas avoir lieu pendant que nous sommes éveillés ?

Les scientifiques qui étudient comment les animaux mangent, apprennent ou s’accouplent ne sont pas envahis de questions sur le but de ces activités. Mais pour les chercheurs du sommeil, le gros “pourquoi ?” reste désespérément mystérieux.

Le sommeil est un phénomène si répandu qu’il doit bien faire quelque-chose d’utile. Même les mouches et les vers nématodes vivent des périodes d’inactivité pendant lesquelles ils sont moins actifs, suggérant que le sommeil est une exigence même chez l’animal le plus simple.

Mais le fait d’enquêter sur le règne animal ne révèle pas de corrélation claire entre les habitudes de sommeil et certains besoins manifestement physiologiques. En fait, il y a une déroutante diversité dans les types de sommeil.

Certaines chauves-souris passent 20 heures par jour endormies ou somnolentes, tandis que de gros mammifères tendent à dormir moins de 4 heures par jour. Les chevaux, par exemple, font leur petit somme sur leurs pattes pendant quelques minutes à la fois, totalisant seulement environ 3 heures par jour. Chez certains dauphins et baleines, les nouveau-nés et leurs mères restent éveillés pendant le mois entier qui suit leur naissance.

Toutes ces variations sont contrariantes pour ceux qui espèrent découvrir une fonction unique et universelle du sommeil. Les changements corporels du sommeil varient énormément selon les espèces. Mais chez tous les animaux étudiés jusqu’à présent, le cerveau est toujours affecté par le sommeil.

Ainsi, la plupart des chercheurs du sommeil se focalisent maintenant sur le cerveau. La caractéristique la plus claire du sommeil, après tout, c’est que la conscience est soit perdue, ou au moins chez certains animaux, réduite. Et le manque de sommeil conduit à un déclin cognitif, non seulement chez les êtres humains, mais aussi chez les rats, les mouches drosophiles et chez presque toutes les autres espèces étudiées.

Le plus gros de l’assoupissement se passe pendant le sommeil lent profond, aussi connu comme étant l’étape 3 ou le sommeil profond, pendant lequel il y a des ondes d’activité électrique facilement détectables à travers tout le cerveau, causées par des neurones qui s’enflamment de façon synchrone environ une fois par seconde. Cela est entremêlé avec d’autres phases, comprenant le sommeil paradoxal où l’activité cérébrale ressemble à l’activité pendant l’éveil, et les étapes de transition entre les deux états.

On pense que c’est le sommeil lent profond qui est le plus réparateur. En plus de sembler être le plus différent de l’activité cérébrale éveillé, les ondes sont plus grandes au début du sommeil, quand le besoin de sommeil est normalement le plus important, et puis diminuent graduellement. Et si vous ne dormez pas pendant plus longtemps que d’habitude, ces ondes lentes sont plus grandes quand vous vous endormez.

Les explications sur le sommeil tombent dans deux grands groupes : ceux associés à la réparation du cerveau ou à sa maintenance, et ceux dans lesquels le cerveau endormi est supposé réaliser une fonction unique et active. Il y a eu des spéculations sur l’angle de la maintenance pendant plus d’un siècle. Dans le passé, une idée à la mode affirmait qu’un certain type de toxines se développeraient pendant les heures d’éveil et qui, quand elles avaient atteint un certain niveau, rendaient le sommeil irrésistible.

Une telle substance n’a jamais été trouvée, mais une version plus moderne de l’hypothèse de la maintenance déclare que pendant la journée nous épuisons de grosses molécules essentielles au fonctionnement du cerveau, comprenant des protéines, de l’ARN et du cholestérol, et que celles-ci sont réapprovisionnées pendant le sommeil [1]. Il a été découvert dans des animaux que la production de telles macromolécules augmentait pendant le sommeil lent profond, bien que les critiques font remarquer que les graphiques ne montrent qu’une simple corrélation, et non pas que les niveaux de ces molécules contrôlent le sommeil.

L’école de pensée de la fonction unique a aussi une longue généalogie. Freud proposait que le but du sommeil fût de satisfaire ses désirs pendant les rêves, bien que les confirmations scientifiques de cette notion n’ont jamais réussi à matérialiser cette hypothèse.

Il y a des preuves solides cependant sur le sommeil en tant que médiateur d’un type différent de fonctionnement cérébral : la consolidation de la mémoire. Les souvenirs ne sont pas gravés dans le marbre à l’instant où l’événement est vécu. À la place, des traces d’abord instables sont conservées comme souvenirs à court terme, avant que les aspects les plus pertinents de l’expérience sont transférés dans le stock à long terme.

Répétition

Plusieurs types d’expériences, chez des animaux et des individus, montrent que les souvenirs les plus solides se forment quand le sommeil prend place entre l’apprentissage et la mémorisation. Certaines confirmations les plus convaincantes de cette idée sont apparues quand des électrodes placées dans le cerveau de rats ont montré des petits regroupements de neurones qui “rejouaient” les modèles d’activité pendant le sommeil, activités qui avaient été d’abord produites alors que les rats étaient éveillés et étudiés [2]. Les représentations du souvenir sont réactivées pendant le sommeil.

De nombreux laboratoires restent concentrés sur la façon dont les systèmes de souvenirs sont mis à jour pendant le sommeil, mais depuis 2003, une nouvelle idée a pris de l’ampleur. Elle englobe les deux types de théorie, en s’intéressant à la maintenance neuronale et au traitement de la mémoire.

L’hypothèse se penche sur les synapses, les connexions entre les neurones à travers lesquelles ils communiquent. Nous savons que quand nous formons de nouveaux souvenirs, les synapses des neurones impliqués deviennent plus fortes. L’idée est que pendant que nous sommes éveillés, nous construisons continuellement de nouveaux souvenirs et de ce fait nous consolidons les synapses. Mais cette consolidation ne peut pas aller indéfiniment : elle serait trop couteuse en terme d’énergie, et il n’y aurait ensuite plus moyen de former de nouveaux souvenirs car nos synapses deviendraient “trop remplies”.

La solution proposée est le sommeil lent profond. En l’absence de toute entrée externe importante, les cycles lents d’excitation des neurones ralentissent la vigueur synaptique générale tout en maintenant les différences relatives de force entre les synapses, pour que les nouveaux souvenirs soient conservés.

Il y a désormais plus de preuves pour soutenir ce qui est connu comme étant “l’hypothèse de l’homéostasie des synapses” [3]. Chez les êtres humains, des scanners du cerveau ont montré que notre matière grise utilise plus d’énergie à la fin d’une journée en étant éveillé qu’au début. Les chercheurs de l’Université du Wisconsin à l’origine de cette hypothèse, ont montré que chez les rongeurs et les mouches, la force synaptique augmente pendant la période d’éveil et chute pendant le sommeil. Ils ont aussi montré que quand les gens apprennent une tâche qui utilise une aire spécifique du cerveau, cette aire génère des ondes lentes plus intenses que pendant le sommeil qui suit. Ce genre de diminution est mieux réalisé “déconnecté”. Vous pouvez activer votre cerveau de plusieurs façons, parce que vous n’avez pas besoin d’agir ni d’apprendre.

L’homéostasie synaptique n’a pas convaincu tout le monde, mais on lui porte de plus en plus d’intérêt. C’est actuellement la théorie la plus influente chez les chercheurs du sommeil. Mais d’autres restent sceptiques comme le neuroscientifique Jerry Siegel, qui soutient sa théorie selon laquelle le sommeil est tout simplement une adaptation afin d’économiser de l’énergie quand on ne fait pas de choses essentielles, comme chercher à s’alimenter ou se reproduire, qui sont en fait plus dangereux que de faire une sieste dans un endroit sûr. Pour Siegel, les habitudes de sommeil reflètent la variété des styles de vie animaux, avec différentes espèces qui dorment pour des objectifs différents.

Il est sans doute possible qu’un phénomène aussi complexe que le sommeil réalise une multitude de fonctions, et étant donné la complexité du cerveau humain, notre sommeil pourrait bien se situer parmi les plus compliquées de toutes ces fonctions.

Peut-être ne devrait-il pas être surprenant que les théories sur le fonctionnement du sommeil soient si diverses. Essayer de bien comprendre le “pourquoi” du sommeil, et si la réponse sera unique ou multiple, va encore causer pas mal d’insomnies à de nombreux chercheurs !

Références :

[1] Macromolecule biosynthesis : a key function of sleep. Physiological Genomics Nov. 2007, vol. 31, no. 3 441-457.

[2] Coordinated memory replay in the visual cortex and hippocampus during sleep. Nature Neuroscience, 10, 100 – 107 (2007).

[3] Sleep function and synaptic homeostasis. Sleep Medicine Reviews. Volume 10, Issue 1 , pp 49-62, 2006.

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